Quand je suis arrivé dans la boîte, le chef de service m’a tout de suite accueilli chaleureusement, secouant ma main comme un tuyau d’arrosage. « Bienvenu M. Edouard Simonin. » Sauf que mon prénom était Edwin. Mais comme j’étais intérimaire, il n’avait pas trop dû s’attarder sur mon cas.

Après m’avoir ausculté quelques secondes, le temps de me mettre mal à l’aise, il m’a tendu une brochure : « Vous trouverez ici les tableaux des différents types d’opposition phonologiques du français. Inutile de vous préciser qu’il faut les connaître par cœur. C’est la condition sine qua non de la réussite de votre mission. » me précisa-t-il en me fichant un regard droit dans les yeux qui se voulait être la condition sine qua non de son autorité.

Puis, dans un geste théâtral, il fit du Hula Hoop avec sa montre autour de son poignet pour revenir à mon contrat de travail. Ça m’a fait penser à une question que je pouvais poser : « Et pour les horaires ? Ce n’est pas précisé dans le contrat… » Merci la Rolex, sans elle, la question ne me serait pas montée au cerveau.

« Le travail se fait sur une base de trente-cinq heures, mais vous devez être disponible tout le temps, au cas où.

– Même de nuit ?

– Oui, même de nuit, en cas d’urgence. D’autres questions ? »

Je baissais les yeux sur ledit contrat qui pendait mollement dans mes mains :

 « Concernant l’échelon, je ne comprends pas, selon la Convention collective, il ne correspond pas à celui de correcteur.

– Quelle perspicacité ! Peu de mes employés l’ont remarqué. Effectivement, votre échelon est au-dessus de celui de correcteur puisque nous prenons en compte la particularité de ce métier qui est à cheval entre l’interprétation et la correction. Autre chose ? »

Bien sûr que j’avais mille interrogations mais qui, pour le moment, restaient à l’état d’images. Devant mon silence, il se leva et m’invita à le suivre vers mon bureau.

« Voici l’équipe des 4-8, autrement dit en interne “des graves” » me précisa-t-il devant un open space au bout du couloir. Les quatre personnes des « graves » me saluèrent mollement d’un hochement de tête. « Ceux des 3-5, l’équipe des “médiums” », continua le chef de service un peu plus loin devant un attroupement similaire, mais nettement plus alerte. Ils répondirent à mon salut avec beaucoup plus d’énergie. « Et pour finir, voici votre bureau ! » La collègue qui se tenait là me lança :

« Bienvenue dans les “aigus” !

– Merci. »

Je pris place au poste.

« Je vous laisse vous familiariser avec les documents que je vous ai fournis. Je vous invite également à observer le travail de votre collègue. Tout le matériel est allumé. Si vous avez des questions, n’hésitez pas. Votre mission commencera cet après-midi. Bon courage ! »

Ma collègue ne m’accorda pas plus d’attention, occupée qu’elle était à corriger en direct ce qui se passait sur l’écran et qu’elle interprétait le casque sur les oreilles. J’observais ce qui se déroulait : le casque crachait du son, la plupart du temps inintelligible que le logiciel interprétait quasi simultanément. Le logiciel faisait défiler les phrases, en bleu quand il s’agissait des voix, et en vert pour les bruits. Comme dans un karaoké, le texte se transformait en jaune quand ma collègue validait le mot, ou au contraire le corrigeait. En haut à droite de l’écran, on pouvait voir le nombre de mots défiler. J’avais vu dans mon contrat de travail le nombre de mots que nous devions réaliser en moyenne par heure. La section des « aigus » à laquelle j’appartenais désormais avait le plus gros volume de mots, les « médiums » en avaient moins ; quant aux « graves », ils détenaient la plus faible quantité de l’équipe. J’avais lu ça dans la présentation de l’entreprise Oticon dans l’annonce de la mission d’intérim.

C’est dans la brochure que le chef de service m’avait donnée que je trouvais l’explication de cette répartition du travail. Dans cette « maison », la masse de sons aigus était plus importante dans cette gamme-là, puis elle se raréfiait vers les graves. On pouvait observer l’audiogramme dans le document avec les objectifs à atteindre pour optimiser cette courbe. Je me plongeais également dans le tableau des corrélations sonores. Je crois que l’essentiel à retenir était que les consonnes p/b et t/d, f/v, d/n, s/z pouvaient se confondre et que ça pouvait induire en erreur.

« J’ai cru que ça n’en finirait jamais, cette discussion ! J’en peux plus, je vais faire une pause. Si jamais la discussion reprend pendant mon absence, tu prends le relais, hein ? »

J’ai même pas eu le temps de répondre qu’elle était déjà partie.

Je jetais un œil à la discussion qui venait de se terminer. C’était visiblement une discussion entre amies, entre « Lucile » et nous, nous, enfin l’appareil auditif, cette boîte de correcteurs. Maintenant, l’équipe des graves reprenait la main puisqu’il s’agissait d’une discussion avec un homme. Elle défilait lentement. On voyait les mots se former péniblement sur l’écran. Des phrases s’élaboraient qui ne voulaient rien dire, constituées uniquement de déterminants, mais qui ne déterminaient rien du tout. Et dans cette longue prosopopée, les mots en jaunes qui venaient combler a posteriori le discours apparaissaient parfois avec hésitation, parfois de façon fulgurante. C’était un rythme à deux vitesses que je voyais se dérouler, et ça me fascinait cette reconstitution du sens, cette germination ardue de la parole. Je comprenais mieux pourquoi nous relevions plutôt de l’échelon des interprètes et pour quelle raison il fallait un niveau confirmé dans le métier pour rejoindre l’équipe des graves. On m’avait dit que les aigus, c’était pour les débutants.

« Ah ! Ça fait du bien ! » ma collègue rejoignait son poste dans un soupir de délassement.

« Ça va ? T’as pas eu à bosser j’espère ! ajouta-t-elle en riant.

– Non, l’équipe des graves a pris la suite. »

Elle reprit un air sérieux, sûrement un peu déçue que je n’ai pas eu à commettre ma première bourde. Je ne sais pas pourquoi mais elle ne m’inspirait pas confiance : le genre de collègue qui survivait sur le dos de son binôme. 

Je passais le reste de la matinée à potasser dans mon coin la brochure, les corrélations sonores et j’observais tout ce qui déroulait sur l’écran. Le stress augmentait, n’importe quelle équipe pouvait être sollicitée d’une seconde à l’autre selon le contexte sonore dans lequel évoluait le sonotone.

« Oh merde ! Je déteste ça, le train ! Va falloir que tu m’aides. Sois au taquet, il y a énormément d’informations et toutes les équipes travaillent en même temps. »

Effectivement, au casque, y en avait de partout, et à l’écran, ça jurait de toutes les couleurs, ça explosait. Toutes les équipes suaient en même temps, nous travaillions de concert. J’avais même réussi à rattraper deux trois trucs qu’une mère disait à sa petite fille. J’imaginais avoir évité une grande méprise en corrigeant « T’es vraiment un thon » par « Tu as vraiment un don », et j’en tirai une grande fierté. Ce matin, j’ai compris que j’allais aimer ce travail.

Je m’y suis impliqué tout l’été, j’étais devenu complètement fou de ce jeu de langage à trous, de cette mécanique-là. J’adorais surtout le train ; quand mes collègues, eux, le détestaient. Et surtout, je me sentais utile, même en pleine nuit quand le sonotone s’allumait en urgence.

Mais au mois d’août, les choses ont changé. Nous avions tous senti que ce n’était pas comme d’habitude, le rythme n’était plus le même, les sons nous parvenaient de beaucoup plus loin, et ils se faisaient plus rares. L’équipe des graves entamait une période de chômage technique, ils avaient plus rien à se mettre sous la dent. Ça a duré quelques semaines, et comme ils s’agitaient les quatre des graves dans leur désœuvrement, la décision est tombée comme un couperet : licenciement collectif économique. Faut dire qu’avec le nouveau gouvernement, les démarches pour le licenciement étaient sacrément simplifiées, alors on y a pas vraiment cru que réellement y avait plus de boulot dans les fréquences graves. On a surtout pensé que ça les arrangeait bien de licencier quatre personnes d’un coup, surtout ceux qui avaient cumulé beaucoup d’ancienneté et qui valaient cher à l’entreprise.

Ça a gueulé. Forcément. Ça a tapé du pied. Y a eu des grèves, qu’on a été obligé de cesser rapidement, le directeur de la maison nous a avertis : « Ce que vous faites là, ce sont des acouphènes. » D’un coup, le monde m’a semblé d’une tristesse infinie.

Quel combat pour quoi, si chaque combat contient en germe sa propre destruction ?

Mon dégoût ne m’a plus lâché et quand le chef de service m’a proposé de renouveler mon contrat, j’ai refusé.

Ce que j’avais éprouvé là, que le langage n’était jamais acquis, m’avait ouvert les yeux. J’avais accumulé suffisamment de matière qui déplaçait le sens avec mon expérience dans cette boîte pour avoir envie de poursuivre seul la friction de la langue et combler les trous.

Je voulais devenir poète.

Pas moins.